Advient un moment de sa vie où tout artiste s'arrête pour regarder autour de lui, observer et analyser sa position à l’égard d’une scène culturelle en constante mutation. Moment d'introspection, d'interrogation quant aux motivations qui le poussent à se présenter au monde à sa façon propre. Pour quelle raison ? A-t-il le droit d'assumer un tel rôle ?
Moment possiblement difficile, souvent décourageant, qui marque parfois un tournant, voire qui ouvre une réorientation. Aussi, comme dans le Château du Graal des légendes arthuriennes, convient-il qu’il se pose la bonne question : "A qui sert le Graal ?"
En 1992, après avoir travaillé pendant plus de 25 ans sans retour appréciable du public, ignoré par les acteurs et la plupart des instances de la scène culturelle, j’ai eu le sentiment de suivre, par la force des choses, un chemin solitaire qui, de toute évidence, ne me menait nulle part.
J'ai commencé par observer les artistes contemporains ayant la chance d'être intégrés dans le circuit des galeries et qui, même modestement, arrivent à vivre de leur travail. Il me parut vraisemblable que leur talent résidait autant dans leur habilité à se vendre eux-mêmes que dans leur travail d'artistes. L'art de se vendre soi-même, comme la maîtrise des media, est un point non négligeable de ce qui est maintenant enseigné dans les écoles des Beaux-arts; une aptitude qui me fait défaut ayant, sans doute bêtement, quitté mon collège d'art après la première année.
J’ai ensuite fixé mon attention sur les artistes plébiscités par les media, les "rock stars" du monde de l'art, célébrés par les institutions publiques et réclamés par les plus prestigieuses galeries de la scène internationale. Tout jugement mis à part sur la qualité de leurs œuvres, j'ai été frappé par le caractère cérébral de leur travail, à mes yeux expression d’une arrogance intellectuelle si fréquemment symptomatique de l'art postmoderne.
C'était indéniable que pour beaucoup des ces artistes la reconnaissance du public était d'une importance capitale, leurs activités artistiques servant à nourrir des ego surdimensionnés. J'ai vu l'artiste, arborant son ego sur un piédestal dont le premier objectif est d'être vu de loin, telle la statue d’un quelconque héros national.
Etait-ce pour cela qu’avaient tendu mes efforts durant toutes ces années : pour être admiré par les autres ? L'art n'est-il rien d'autre qu’un marché des vanités ? Il m’apparut alors évident que la poursuite de mon chemin solitaire me contraindrait à chercher au-delà de cette réalité creuse qui a si souvent tendance à se répandre sur l'art d’aujourd'hui.
J’ai ainsi été amené à me pencher sur le rôle de l’artiste à travers l'histoire, avec l’espoir d’y trouver une finalité plus attirante justifiant que je persévère sur mon chemin. J’ai très vite constaté que plus on remonte dans l'histoire de l'art, moins sa nature égotique s'avère prédominante.
L'histoire récent montre un artiste proche de celui d'aujourd'hui, néanmoins avec une différence majeure : il travaillait pour les riches marchands, ou était au service d'une aristocratie qu’il célébrait, alors que l’artiste actuel se met lui-même en scène. En remontant davantage le temps, l’artiste servait une Église engagée dans l'affirmation de l'autorité de Rome sur une population illettrée, ayant de surcroît la mission de lui transmettre un message spirituel. On arrive alors à ce qui semble la fin de l'histoire de l'art, comme si un mur avait été érigé là afin de nous protéger d'un danger innommable.
Il est clair que l'histoire de l'art se consacre presque exclusivement à l'ère chrétienne, et qu’au-delà du mur se trouve un monde mystérieux perçu, pour une raison ou une autre, comme une menace par l'église chrétienne. La Chrétienté s'est imposée à travers l’Europe à la pointe de l'épée, dans un empire romain en pleine expansion, repoussant les Celtes "barbares" jusqu'aux recoins les plus reculés de la terre, parfois même érigeant des murs pour les contenir, tel celui d’Hadrien au nord de l'Angleterre. La Chrétienté échange un panthéon de dieux et déesses, dont chacun célébrait les différents aspects de la nature et du vivant, contre un dieu exclusif et jaloux qui, contrairement à ses ancêtres païens, donne à l'humanité autorité absolue sur toutes choses, notamment sur la nature : la conscience de l’homme s’en est considérablement modifiée, l'éloignant peu à peu puis le coupant de cette proximité du Vivant. La conséquence de ce changement radical de mentalité est visible dans la situation catastrophique que vit la planète aujourd'hui.
Il m'est venu à l'esprit que ce renversement constitutif de la vision du monde pouvait aussi être responsable de la lente dégradation du rôle de l'artiste au sein de la société, d’où résulte le manque de profondeur de l'art aujourd'hui.
La première chose qui vient à l'esprit quand on pense à l'art préhistorique, ce sont les peintures rupestres de l'époque paléolithique, comme celles de la grotte de Lascaux. De telles images, peintes il y a plus de dix-sept mille ans, situées souvent dans des lieux difficilement accessibles presque toujours maintenus dans une obscurité complète, n'étaient pas vouées à la décoration, plutôt à des fins magiques, des images symboliques employées à l’occasion de rituels. Cette hypothèse laisse présumer que l'ancêtre de l'artiste était un shaman. Si on accepte cette idée, il faut supposer que l'art était alors lié à la pérennité et à la cohésion de la société, et que l'artiste était un intercesseur entre la tribu et les dieux, placé entre l'Humain et la nature.
Issu d'une descendance irlando-écossaise, fortement imprégné de la nature et des lieux sacrés auprès desquels j’ai grandi, il m’a semblé naturel de renouer avec la filiation de ces shamans paléolithiques, plongés dans une culture celtique préchrétienne, jadis répandue sur le continent tout entier et miraculeusement préservée dans quelques coins reculés de l'Europe occidentale où la Chrétienté n’est arrivée que tardivement et de façon plus douce, beaucoup de traditions païennes ayant alors été absorbées et préservées par l'Eglise Celtique.
En cherchant des traces du shamanisme dans la culture celtique, je suis tombé sur le livre de Robert Graves « La Déesse Blanche ». Dans cette étude d’une haute érudition de la mythologie celte, l'auteur tente d'analyser l’un des textes les plus anciens qui nous en soit parvenu : « Le Chant d'Amergin ». Découvert dans le Lebor Gabala Erren (le cycle mythologique de l'histoire d'Irlande), il fut mis par écrit pour la première fois au onzième siècle, mais on suppose qu'il fut chanté par le barde Amergin des Milésiens lorsque celui-ci posa le pied sur le sol d'Irlande en l'an 1268 avant J.C. C'est un poème épique, une invocation magique de la nature, où chaque phrase, chaque mot et même chaque lettre revêt une signification profonde pour les connaisseurs des sciences cachées.
A cette époque, la connaissance était transmise oralement entre initiés, conformément aux préceptes d’une tradition hermétique où chaque élément de la nature était codifié par les signes d'un langage symbolique qui, tout à la fois, contenaient et célébraient le Vivant. Le chant d’Amergin illustre le rôle d’intercesseur entre l'Homme et la nature qu’assumait l’artiste originel.
J’ai ressenti l’impérieuse nécessité d’intégrer ce poème à mon travail d’artiste, d’une façon telle que l'intention consciente, présente dans chaque signe et chaque lettre de cette invocation magique de la nature, soit à chaque instant réveillée, réactivée, et devienne une parcelle intégrale du processus de création. C’est donc l’inscription du poème qui soutient la substance même de mes tableaux (à la manière d'un palimpseste), sorte de litanie dont l'objectif n’est pas d’offrir une lisibilité au poème mais plutôt d'infuser l'œuvre de son intention par l'invocation consciente - pendant le processus créatif - de sa quintessence latente.
Pour que cette intention existe, qu'elle se concrétise au-delà du résultat d'un acte symbolique, il m’est nécessaire, en tant qu’artiste, d'être ce que je fais. L'art n'a que faire de l'imitation, des apparences. L'art naît de ce qui est. L'art est : être. Tout naturellement, ma quête du sens de l'art m'a alors amené à m'intéresser à l'art des poètes celtes, ce qui m’a conduit à être reçu apprenti d’un Ordre Druidique afin d’étudier l'art des Bardes pendant quelques années. Il s’agissait d’activer en même temps une expérience concrète et ma pratique de peintre.
Je ne prétends pas détenir la seule façon d'appréhender le sens de l'art. C'est simplement une interprétation personnelle dont l’impulsion initiale relève plus d’un questionnement individuel (l'anxiété d'être un artiste) que de l’ambition de répondre à la question de l'art lui-même.
A mon avis, tout artiste véritable essaye, tôt ou tard, de se réconcilier avec son art, de donner un sens à son travail, et cette démarche peut prendre des formes très diverses. Certains échouent et ne laissent pas de traces; d'autres réussissent et parviennent à illustrer l'histoire de l'humanité à travers les âges, chacun répercutant les codes et les valeurs de son temps.
Ce que je perçois comme un manque de profondeur dans l'art aujourd'hui n'est autre que le reflet du monde contemporain. L’art ne fait qu'exprimer le manque de cohésion sociale et l'individualisme exacerbé d'une société gouvernée presque exclusivement par les valeurs marchandes. Les artistes qui célèbrent ces valeurs deviennent, tout naturellement, une élite désignée par le système qu'ils exhortent. Tandis que se mettre en marge de la pensée prédominante de son temps, critiquer le système et ses élus, c’est prendre le risque d'être écarté de l'arène culturelle, de provoquer la dérision de ses contemporains et d'être accusé d'arrogance ou stigmatisé comme mystique : c'est le prix que je dois payer si je reste vrai, fidèle à ce que je crois être la quintessence de l'art.
Ashley Juin 2009